Death Stranding, l'art du voyage et des liens

J'ai testé il y a un an et demi les vingt premières minutes de Death Stranding, un jeu qui m'intriguait depuis sa sortie en 2019. Je suis ressortie de ce rapide test tout aussi intriguée, et ce n'est que en ce début de 2023 que j'ai enfin eu l'occasion de m'y lancer pour de bon, motivée en partie par l'annonce d'un Death Stranding 2.

185 heures et 450 captures d'écran plus tard, Death Stranding n'est plus pour moi une oeuvre à l'aura mystérieuse, mais un jeu que je connais comme ma poche et qui m'a touchée de plus d'une façon.

Qu'est-ce qui fait de Death Stranding un jeu aussi peu conventionnel et sublimement mémorable ? C'est ce que je tente de décortiquer dans ce cinquième article de présentation-recommandation de jeux vidéo, garanti sans spoilers.


Quelque part dans notre futur, le monde est ruiné par le Death Stranding, une affliction inexpliquée qui cause différents phénomènes, à commencer par une pluie dont quelques gouttes suffisent à vieillir d'une centaine d'années les objets, la nature et les personnes. Comme si elle n'était pas déjà suffisamment dangereuse, la pluie est souvent la manifestation de la liaison entre le monde des vivants et celui des morts. En effet, toute personne décédée devient un échoué, une sorte d'écho de soi-même, invisible et avide de transformer les vivants à leur tour. La rencontre entre un vivant et un échoué provoque une explosion dévastatrice qui peut rayer de la carte une ville entière. 

Ces menaces forcent toute la population à se calfeutrer dans des bunkers, vivant complètement déconnectée du monde extérieur. Certains se réunissent dans d'énormes villes souterraines gérées par une corporation, d'autres ont choisi de se terrer dans leur propre abri individuel en plein milieu de nulle part.  

Plusieurs décennies après l'apparition du Death Stranding, Sam Porter Bridges sillonne ce qu'il reste des États-Unis pour effectuer des livraisons nécessaires à la survie des habitants et pour les connecter à une organisation qui veille à rebâtir le pays, mais surtout, pour les reconnecter entre eux.


LE FACTEUR N'EST PAS PASSÉ


Le
cœur du jeu consiste à livrer des marchandises d'un point A à un point B. Et... c'est tout. Oui, Death Stranding se base quasi-intégralement sur des quêtes Fedex : faire un aller-retour pour livrer un objet sans importance à un PNJ. Ce genre de quêtes est très largement détesté des joueurs, moi y compris, car elles sont répétitives, elles n'apportent rien à l'univers et cassent bien souvent l'immersion, le rythme du jeu voire même sa logique (pourquoi diantre le prince en deuil d'un royaume en guerre devrait s'occuper des légumes du marchand du coin...?). 

Un gameplay en apparence banal couplé à des personnages loufoques et une histoire alambiquée à base de bébés, de terroristes et de mains géantes invisibles qui nous font pleurer, tout ça donne sur le papier un jeu qui a tout pour déplaire. Pourtant la magie opère dès les premiers instants, car le charme du jeu réside précisément dans son décalage complet avec les attentes et les goûts habituels des joueurs.


Death Stranding assume complètement d'être un simulateur de Colissimo mixé à simulateur de randonnée dans un monde étrange et désolé. D'habitude, les quêtes Fedex sont insupportables car elles ne sont là que pour du remplissage sans intérêt dans un univers qui n'a rien à voir avec les livraisons. Dans Death Stranding, c'est tout l'inverse : ces quêtes sont au centre du gameplay et de l'histoire du jeu. L'approche est inverse à ce dont on a l'habitude, alors le feeling associé est lui aussi inverse. Au lieu d'être une corvée, le système de livraisons fait de Death Stranding un jeu de voyage et de partage.

Oui, voyage et partage, car réduire Death Stranding à son délire perché de livraisons serait passer à côté de tant d'autres aspects qui contribuent à son gigantesque charme, à commencer par le fait que, comme dans la vraie vie, une livraison implique du voyage, du matériel... et des relations humaines.


LIENS ET CRÉATION

Death Stranding, c'est un monde (quasi) ouvert où chaque recoin est exploitable, aussi bien par vous-mêmes que par les autres joueurs. En effet, le jeu possède un système en ligne complètement unique, où chaque joueur peut contribuer à la partie d'autres joueurs, par exemple en construisant un pont, en plaçant une échelle ou une corde d'escalade à un endroit crucial, en faisant des dons de surplus d'équipement, en plaçant des panneaux pour s'entraider ou se soutenir, ou même en retournant des cargaisons malencontreusement abandonnées.

Bien qu'aucun joueur ne puisse directement se retrouver dans votre monde, l'entraide en ligne est centrale et contribue à créer un gameplay et un sentiment tout à fait unique qui a valu au jeu la création du terme "strand game", ou "jeu de liens". On se sent entourés dans la solitude, on aime tomber par hasard sur une installation qui nous aide et on aime faire plaisir aux autres avec celles qu'on a bâties nous-mêmes, car rien ne fait plus chaud au cœur que de voir qu'un pont qu'on a construit a servi 8 641 fois. À cela s'ajoute un système de likes, pas pour jouer à qui sera le plus populaire comme sur les réseaux sociaux, mais au contraire dans une démarche entièrement sincère de remerciement ou de salutation d'un parfait inconnu qui s'est retrouvé, ou se retrouvera, au même endroit que nous.


Bien sûr, il est possible de jouer hors ligne. Vous êtes alors plongé dans la solitude la plus totale. Jouer hors ligne n'est pas recommandé car vous perdrez la mécanique la plus unique du jeu, mais après y avoir passé une centaine d'heures, je comprends l'attrait du hors ligne : plus de solitude, plus de challenge, moins de structures métalliques. Peut-être un plus d'atmosphère, finalement. Ce sont deux ambiances différentes qui ont chacune leur intérêt, mais je recommande de se réserver le hors ligne pour une deuxième partie, ou tout du moins de le choisir seulement après avoir fait l'expérience du monde en ligne.

La liberté de sans cesse modifier l'environnement, la créativité et l'ingéniosité nécessaire pour s'aider soi-même et les autres, sont autant d'éléments qui font de Death Stranding le meilleur monde ouvert que je connaisse.

Parcourir la première zone en tyrolienne prend 8 minutes, tandis que faire un tour complet de l'autoroute en prend 24. Bien que respectable, la carte du jeu est plus petite que celle d'autres open worlds, mais son impressionnante verticalité et fait que l'on interagit constamment avec chaque recoin permet de transformer un espace de prime abord plus petit en un terrain gigantesque, à la sensation au final incomparable à Horizon Zero Dawn et Final Fantasy XV, qui pourtant affichent tous deux une taille largement supérieure à celle de Death Stranding.

Le monde apocalyptique imaginé par Hideo Kojima est bien loin de la plupart des jeux en monde ouvert où la nature n'est qu'un espace de transition vide et sans aucun intérêt, un espace que l'on traverse sans trop y prêter attention car il n'existe que pour combler le vide entre deux points d'intérêt et donner un semblant de mouvement et d'activité. Non, bien au contraire, Death Stranding a fait le choix complètement inverse : les points d'intérêts et le monde ouvert ne font qu'un, l'espace transitoire fait partie intégrante du but final. Le voyage fait partie de la destination.



JEU UNIQUE, CHOIX EXTRÊMES

Cette volonté à contre-courant de rendre son monde entièrement interactif n'est que le plus grand des choix peu conventionnels du jeu, car il y en a une floppée d'autres, et ceux-ci sont poussés à l'extrême.

L'entraide est un thème majeur de l'histoire ? Super, alors on va inventer un système innovant d'entraide entre joueurs, sans non plus en faire du multijoueur, sinon ça empièterait sur l'autre thème majeur qu'est la solitude.

Sam Bridges est un livreur de colis ? Dans ce cas, les joueurs vont devoir faire attention au poids total de la livraison, à la répartition du poids, à la fragilité, au délai, à l'équilibre lors de la marche, aux intempéries, à la fatigue du héros et, bien sûr, ils doivent organiser eux-mêmes leurs trajets et prévoir l'équipement nécessaire.

Le protagoniste est joué par Norman Reedus ? Très bien, on va aussi reproduire ses vrais tatouages, intégrer sa gestuelle et ses petites manies, et même inclure des références et gestes qui brisent le quatrième mur, sans oublier sa passion pour la moto.

Attendez, vous avez dit moto ? Dans ce cas il faut qu'on puisse bien ressentir la vitesse, et c'est aux joueurs de construire l'autoroute.

Ça se passe aux États-Unis du futur ? Eh bien au lieu de faire de la pure fiction comme le font tant d'autres jeux de science-fiction, on va inclure des références aux vrais États-Unis actuels.

La pluie vieillit tout ce qu'elle touche ? Elle va aussi vieillir toute la géologie et le pays en sera méconnaissable.

Le paysage est sauvage, le monde est détruit ? Exit les ruines de bâtiments et autres signes de civilisation déchue si chers à l'imaginaire post-apo, ici le monde est réellement vide et la nature a totalement repris ses droits, créant un mélange parfait entre la nature de l'environnement et l'esthétique très industrielle de la livraison de cargo.


Si Death Stranding a une identité aussi forte et unique, c'est parce qu'il ose l'extravagance et la pousse jusqu'au bout. 



AVENTURE ATMOSPHÉRIQUE

Death Stranding est une aventure atmosphérique qui met à l'honneur les longs trajets solitaires et la contemplation d'une nature aussi dangereuse que sublime, le tout accompagné d'un sound design exemplaire qui met en valeur le silence ou la bande-son toute particulière du jeu. Les trajets sont de temps à autres ponctués par la discographie de Low Roar, dont le post-rock/ambient minimaliste, expérimental et relativement mélancolique contribue grandement à l'atmosphère délicate, poétique et introspective du jeu. Le fort contraste avec nos rencontres angoissantes avec les échoués nous fait apprécier davantage la douceur des moments calmes. Savoir que la menace n'est jamais loin est une invitation à savourer le moment présent autant que possible, et inversement, la soudaineté des rencontres avec des boss à l'allure cauchemardesque ne fait que renforcer la gravité de leurs apparitions.


L'aspect atmosphérique du jeu s'exprime par sa cinématographie tantôt délicate, tantôt lovecraftienne, mais aussi par son gameplay. Beaucoup de mes sessions de jeu m'ont menée à mettre les livraisons entre petites parenthèses pour me concentrer sur la construction de l'autoroute, pour tenter de gravir une énorme montagne isolée de tout, pour aller en randonnée sans aucun autre but que le voyage. Le jeu offre l'option du voyage rapide mais ne donne jamais envie de l'utiliser tant le voyage est au centre de l'expérience. De même, on peut se reposer dans un abri et recharger ses batteries en un clin d'oeil, mais ce sont les minutes passées assis en plein air ou dans une source chaude qui offrent un véritable sentiment de repos et de sérénité. Ce ne sont pas la facilité et les ellipses temporelles d'une téléportation ou d'un repos rapide qui créent des souvenirs, et ça, Hideo Kojima l'a parfaitement compris. D'ailleurs, les livraisons elles-mêmes nous invitent à prendre notre temps : sprinter en pleine montagne alors qu'on est chargé va nous faire trébucher et va endommager la cargaison, tandis que refuser d'attendre quelques minutes que la pluie passe alors qu'on n'a pas d'arme sur nous, c'est risquer un combat qui pourrait être fatal aussi bien pour nos colis que pour la sécurité de la région.

De leur côté, les combats sont axés sur l'impact scénaristique et sur l'ambiance, mi-épique mi-horrifique, plutôt que sur les statistiques, les dégâts, points de vie et les aptitudes du joueur. Les séquences d'infiltration en territoire terroriste sont moins peaufinées que ce qu'on peut voir dans un Metal Gear, ce qui ne fait que renforcer l'aspect atmosphérique et ludique de ces séquences. On est pas là pour par pour faire une véritable opération militaire mais pour être plongés dans une atmosphère d'opération militaire. 

Enfin, par son histoire, Death Stranding est une aventure surréaliste et difficilement compréhensible, dont l'univers a autant d'aspects clairs que d'aspects flous. C'est une histoire qui se dévoile avec le temps, qui se savoure sur la durée et qui n'hésite pas à dire qu'il n'y a pas forcément de réponses à nos questions ou à tout twister à la dernière minute. Death Stranding s'inscrit parfaitement dans le new weird, un genre qui ajoute à de la science-fiction réaliste des éléments surréalistes et horrifiques, en l'occurence un horreur cosmique qui met le joueur face à des menaces qu'un être humain n'est pas en mesure de comprendre. Il est certain que les fans de Bloodborne ou de Control ne seront pas dépaysés par cette approche, comme le montre d'ailleurs le petit caméo de son créateur Sam Lake. 





DEATH STRANDING, L'ART DU VOYAGE ET DES LIENS


Par ses choix de game design extravagants, Death Stranding est sans conteste une ode à l'extrémisme artistique, un bol d'air frais, un ovni parmi les AAA et autres gros jeux modernes qui se ressemblent et nous font tous interagir avec leur monde de la même manière.

Vous terminez une livraison éprouvante dans une zone dangereuse et vous êtes accueillis par une chanson délicate et une caméra qui dézoome afin de vous laisser apprécier la belle vue qui s'offre à vous, sans avoir idée de votre objectif suivant, en ne pensant à rien d'autre que la satisfaction d'avoir aidé quelqu'un et de vous être fait aider sur le chemin. Elle est là, la beauté de Death Stranding. C'est un jeu qui nous oblige à apprécier le moment présent et qui nous fait prendre pleinement conscience de l'importance de la beauté qui nous entoure et de l'entraide désintéressée, aussi minime et banale soit-elle, car « les gens, les idées, les liens sont des choses si fragiles ».

Death Stranding est un voyage. À pieds ou en moto, sur l'autoroute ou dans les montagnes, par beau temps ou par pluie, seul ou entouré de menaces, Death Stranding est un voyage dont l'innovation, l'originalité et l'identité n'ont aucun comparatif possible. Un voyage dans une nature à la fois sublime et désolée, un voyage à la fois seul et accompagné, un voyage long et lent où on ne voit pas le temps passer. Un voyage entre réalisme et surréalisme, débordant d'une ingéniosité, d'une cinématographie et d'une poésie sans égales.

Un voyage qui crée des liens. Entre Sam et les habitants, entre Sam et moi, entre moi et Norman Reedus et donc entre moi et The Walking Dead, entre Hideo Kojima et Low Roar, entre moi et Low Roar. Des liens entre mon Sam et celui des centaines d'autres joueurs avec lesquels j'ai interagi. Entre la musique découverte dans le jeu et les albums que je tiens dans ma main. 

Des liens entre moi qui écris cet article, et vous qui le lisez.

La boucle est bouclée.

Keep on keeping on!




Edit une heure après publication : je viens de voir que j'ai publié cet article le jour d'anniversaire de Ryan Karazija, le fameux Low Roar dont j'ai parlé. Et cinq minutes plus tard, j'ai reçu dans ma boîte aux lettres l'album qui me manquait pour avoir sa discographie complète. Death Stranding créé des liens, mais aussi des coïncidences complètement folles... 

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